Jeff Strasser : « J’ai prouvé que j’avais les capacités pour entraîner au haut niveau »

13 minutes
© Anouk Flesch

À 48 ans, Jeff Strasser entame déjà sa 14e saison en tant qu’entraîneur, après plus de 17 ans de carrière professionnelle passée entre l’Allemagne, la France et la Suisse. Aujourd’hui sur le banc du Progrès Niederkorn, le technicien luxembourgeois revient sur son rapport au football, son évolution en tant que coach, et expose son point de vue sur une sélection pour laquelle il compte près de 100 capes. 

Quel type d’entraîneur pensez-vous être ? 

Je suis un entraîneur à l’écoute de ses joueurs. Ma porte est toujours ouverte, que ce soit pour avoir une discussion sur le football ou dans le domaine privé, parce que je pense que c’est intéressant d’avoir un certain rôle de psychologue.  

Je suis également exigeant envers moi-même. À partir de là, j’ai le droit d’être aussi exigeant envers les autres. L’état d’esprit de l’équipe est en quelque sorte le miroir du coach. Quand tu vois une équipe organisée, disciplinée, c’est souvent grâce à ce que tu mets en place au quotidien. Mais je crois qu’il faudrait demander à certains joueurs comment ils voient leur coach pour pouvoir exprimer exactement quel type d’entraîneur je suis. 

En quoi le Jeff Strasser entraîneur est-il différent du Jeff Strasser joueur ? 

Je suis devenu plus calme en tant que coach que je l’étais en tant que joueur. Au début de ma carrière d’entraîneur, c’était encore le contraire, mais avec les années et les retours des joueurs, j’ai vu que ça pouvait être parfois trop. Donc on essaie de devenir plus précis, plus calme et plus direct. 

Le Jeff Strasser entraîneur aurait-il aimé le Jeff Strasser joueur ?  

Oui. 

Pourquoi ? 

Parce que j’étais un bon joueur. J’étais quelqu’un qui – que ce soit à l’entraînement ou en match – donnait 200 %. J’avais toujours envie de gagner. J’étais un meneur d’hommes et c’est aussi grâce à ça que j’ai fait une carrière professionnelle de 17 ans. J’étais assez polyvalent et je comprenais vite les choses. J’étais souvent le bras droit du coach sur le terrain, donc je ne sais pas quel coach n’aimerait pas avoir un joueur comme ça. 

Et à l’inverse, auriez-vous apprécié l’entraîneur que vous êtes ? 

Ça, j’en suis moins certain, parce que je sais que je peux être parfois très dur. Juste, mais dur. Et plus jeune, aurais-je eu la faculté d’assimiler les deux choses, de me dire que c’est dur sur le coup, mais que c’est bien pour la suite ? Je ne sais pas.  

Quand il y a une victoire, il faut mettre les joueurs en avant, et quand il y a une mauvaise performance, il faut protéger ses joueurs. J’essaie de le faire au maximum et ça, je l’aurais apprécié en tant que joueur par rapport à un coach. En tant qu’entraîneur, il faut valoriser les joueurs, mais il faut savoir que la responsabilité, quand ça va mal, revient à l’entraîneur. Il ne faut pas oublier qu’il y a des hommes derrière et qu’on gère aussi de l’humain. On essaie de faire ça au mieux et il y a beaucoup de joueurs du Progrès que j’ai entraînés ou que j’entraîne qui disent que c’était très dur au début. Quand à la fin, ils se retrouvent avec plus de certitudes, de concentration, de succès, ils se disent que ce n’était pas si négatif que cela. 

«  Je n’ai pas été celui qui, à 30 ans, s’est dit que ma voie était celle d’entraîneur  » 

Joueur, vous sentiez déjà que vous vouliez devenir entraîneur ? 

Non, je ne me projetais pas forcément dans le futur. Ma volonté a toujours été de rester dans le domaine du football, mais je n’ai pas été celui qui, à 30 ans, s’est dit que ma voie était celle d’entraîneur. Mais les choses se sont accélérées et je me suis retrouvé devant le fait accompli. Si ça avait vraiment été mon envie, j’aurais passé mes diplômes d’entraîneur un peu plus tôt. Des coachs m’avaient dit que par la suite, ils voyaient en moi un potentiel d’entraîneur. Mais cette envie de le devenir est venue par la suite. 

Vous avez déjà entraîné en professionnel, à Kaiserslautern. En quoi est-ce différent d’entraîner au Luxembourg ? 

Déjà, tout est plus professionnel, et pour chaque fonction, on a quelqu’un en plus. Les entraînements en eux-mêmes, il n’y a pas forcément beaucoup de différence, si ce n’est au niveau de la vitesse et de l’intensité. Ce qui est plus simple, si vous avez la faculté de choisir les bonnes personnes. Être capable de déléguer le travail parce que tout seul, c’est trop compliqué. À Kaiserslautern, il y avait un analyste vidéo, deux entraîneurs adjoints, un entraîneur des gardiens, un à deux préparateurs physiques et trois kinés. Ici, on fonctionne bien, mais il y a beaucoup plus de tâches qui me retombent dessus et qui prennent plus de temps. 

Après, en professionnel, le volet médiatique est beaucoup plus présent. Tout ce qui est conférences de presse d’avant-match, d’après-match… Il faut se préparer, faire attention à tout ce que tu dis. Ici, tu as moins besoin de le faire. Mais le métier de coach en lui-même, ça ne change pas beaucoup.

© Anouk Flesch

Vous avez l’objectif de retrouver un banc en professionnel dans le futur ? 

J’ai décidé pour moi, pour des raisons familiales, de rester au Luxembourg le temps que mes enfants terminent l’école primaire ici. J’ai refusé plusieurs offres concrètes ces dernières années, de troisième division allemande, pour ma famille, mais aussi parce que j’ai entraîné en deuxième division, j’ai prouvé que j’avais les capacités pour entraîner au haut niveau, donc j’ai envie de retourner au moins à ce niveau-là. Cependant, je ne me suis volontairement pas mis sur le marché, mais le jour où je déciderai que ça doit changer je suis persuadé de pouvoir travailler dans ce domaine-là, parce que j’ai beaucoup de connaissances que je n’ai pas activées. De nombreuses personnes me disent que je suis fou de ne pas y aller, mais c’est un choix. Je suis parti de chez moi à 14 ans, donc j’ai le droit, pendant quatre, cinq ans, de privilégier ma vie de famille.  

Je pourrais y retourner dans une fonction qui reste à définir. Ça peut être entraîneur d’une première division ou encore entraîneur adjoint pour peut-être voir les choses d’une autre manière. Il y a l’une ou l’autre discussion pour préparer l’avenir, mais le focus aujourd’hui est sur Niederkorn. 

Votre vision du football a-t-elle changé ces dernières années ? Dans le sens où la pédagogie a pris plus de place… 

La tactique fera toujours partie du jeu. Élaborer un plan de jeu, le présenter aux joueurs et le travailler pendant la semaine, ça ne changera jamais. Cependant, le facteur psychologique est évidemment très important pour moi aussi. Et en tant que coach, il faut avoir cette aptitude. Physiquement, tactiquement et techniquement, beaucoup d’équipes sont prêtes. Parfois, c’est la perception individuelle, la volonté, la capacité à gérer ses émotions qui comptent le plus. Donc le facteur psychologique peut beaucoup compter dans le football. Plus qu’à un moment donné, mais ça a toujours existé.

Donc c’est un facteur que vous prenez en compte dès le recrutement ? 

Beaucoup de gens voient le match le week-end et ne jugent qu’à partir de cela, ils ne perçoivent pas tous les facteurs qui entrent en jeu et qui sont primordiaux au quotidien. C’est important pour moi d’avoir des contacts avec un joueur avant le recrutement lors d’un entretien. Pour parler football, mais pas que. Avec un peu d’expérience, dans une conversation, on voit beaucoup de choses. Il y a la communication verbale, mais aussi non verbale. Et ce qui est bien dans le football, c’est que l’on connaît énormément de monde. Et quand tu connais bien un entraîneur ou un joueur que tu as entraîné et en qui tu as confiance, tu peux lui demander son avis sur la personne, le caractère… C’est obtenir le plus d’éléments possible pour prendre la meilleure décision avant un recrutement. C’est le genre de décision qui, dans un club comme le nôtre avec beaucoup de recrues, va engendrer pas mal de choses.

«  Beaucoup de gens voient le match le week-end et ne jugent qu’à partir de cela, ils ne perçoivent pas tous les facteurs qui entrent en jeu et qui sont primordiaux au quotidien  » 

Le football évolue avec son temps et l’utilisation de la data est presque devenue une référence. Comment vivez-vous avec cela ? 

La data, ça fait longtemps qu’on travaille avec en professionnel, beaucoup moins au Luxembourg. Les statistiques et la data c’est bien, mais il ne faut pas se perdre dedans. Il faut savoir les lire et les interpréter. Les yeux, ça ne ment pas. Dans un match, on peut être pris par les émotions, donc c’est important de revoir son match pour pouvoir l’analyser, pour montrer aux joueurs ce qui était bien et ce qu’on doit retravailler. Ça m’arrive aussi d’avoir une impression du match et de finalement voir que c’était moins mauvais que ce que je pensais. C’est très souvent dans ce sens et rarement dans l’autre.  

On peut regarder les statistiques de la hauteur du bloc, mais aussi les datas individuelles comme les relevés de course, le volume, l’intensité, le nombre de sprints… et confronter les joueurs à certaines choses. C’est intéressant de comparer, mais encore une fois, il ne faut pas s’y perdre. Il faut savoir comment les datas sont faites et comment les utiliser. Si tu vois que ton équipe perd beaucoup de duels aériens, tu vas peut-être travailler cet aspect la semaine qui suit. Mais si tu n’as que des joueurs de 1,70 m, tu as beau travailler, tu perdras des duels. Donc il y a regarder les statistiques, et les interpréter. 

Vous suivez encore les matchs de la sélection ? 

Bien sûr que je suis la sélection. Déjà parce que j’ai porté ce maillot pendant 17 ans avec fierté, même s’il y a eu beaucoup de moments difficiles car j’étais quasiment le seul professionnel de l’effectif. On a perdu beaucoup de matchs à l’époque, mais j’étais un exemple pour de nombreux joueurs et je n’y venais déjà rien que pour ça. 

Ensuite, quand je regarde la sélection aujourd’hui, il y a plusieurs joueurs qui sont partis en professionnel pour leurs qualités, mais que j’ai eus aussi sous mes ordres. Florian Bohnert, Tim Hall, Laurent Jans, que je suis allé chercher en Division 1 au Luxembourg, Gerson Rodrigues, même si dans la tête malheureusement il n’a pas trop évolué, Enes Mahmutovic… Pour ça, ça me fait plaisir de les voir évoluer en équipe nationale, déjà quand ils sont sélectionnés, mais aussi quand ils font de bons matchs. Et je suis Luxembourgeois, donc je suis content quand l’équipe nationale fait de bonnes performances. 

Que pensez-vous de son évolution ? 

Il y a une très belle évolution qui est liée à plusieurs facteurs. Le premier, c’est qu’on a mis en place pour les jeunes, à la Fédération, des entraînements plus professionnels, plus dirigés, plus poussés. Il y a une meilleure qualité et donc des rencontres face à des clubs professionnels pour confronter ces jeunes à des équipes plus performantes. Des talents, il y en a partout dans le monde. Ce n’est pas la quantité, mais la qualité du travail qui définit plutôt si on arrive à les développer ou non. Ça a permis à beaucoup plus de joueurs de se développer individuellement et d’avoir la possibilité d’intégrer un centre de formation étranger. La formation, c’est la base de beaucoup de choses. L’équipe nationale, c’est la partie visible de l’iceberg. Mais en amont, il y a un gros travail de formation qui a été beaucoup mieux fait et qui se développe encore. Et finalement, ça suit une certaine forme de logique. 

«  Je ne suis pas étonné des résultats de la sélection. Vu les joueurs qui sont présents, ce serait même étonnant de ne pas avoir ces résultats. Il faut qu’on arrête, au Luxembourg, de se dire que c’est exceptionnel  » 

Vous n’êtes donc pas étonné de les voir à ce niveau-là aujourd’hui… 

Tout le football est allé vers l’avant, même en BGL Ligue, et on se retrouve aujourd’hui avec une très belle génération et beaucoup plus de joueurs professionnels à disposition du sélectionneur. Forcément, la quantité et la qualité de jeu augmentent, et les résultats deviennent meilleurs. Donc je n’en suis pas étonné. Et je dirais même que, vu les joueurs qui sont présents, ce serait étonnant de ne pas avoir ces résultats. Il faut qu’on arrête, au Luxembourg, de se dire que c’est exceptionnel. Non, on a autant de possibilités que d’autres. Mais ce qui a changé, c’est la mentalité. Aujourd’hui, on entre sur le terrain pour gagner, avant ce n’était pas le cas parce qu’on pensait qu’on était plus petits que les autres. Il faut continuer à aller dans ce sens. Quand on se donne les moyens pour y arriver, on se doit d’être exigeant envers soi-même pour se dire qu’on veut aller chercher quelque chose. Cette mentalité a changé aussi parce que, quand on joue au football à un niveau plus élevé, on apprend à avoir cet état d’esprit. Il y a des joueurs qui font partie du noyau professionnel mais qui, à mon goût, ne jouent pas encore assez. Leur obligation, c’est de se défoncer tous les jours pour s’imposer. Être dans un club professionnel c’est bien, mais trop de joueurs ne sont pas toujours titulaires, et c’est vers ça qu’il faut tendre pour aller encore plus loin. 

© Anouk Flesch

Devenir un jour sélectionneur, ça vous intéresserait ? 

Oui. 

Pourquoi ? 

Pour plusieurs raisons. Déjà, c’est quelque chose que j’aimerais bien découvrir et vivre, parce que c’est une sélection pour laquelle j’ai longtemps joué. Ensuite, je pense que j’en ai les capacités, les diplômes et l’expérience. Pour devenir sélectionneur, je pense qu’il faut avoir un peu de bouteille. Les matchs internationaux, je les compare un peu aux matchs de Coupe d’Europe. Le métier de sélectionneur, ce sont seulement des matchs couperets comme ceux-là. La chose qui change, c’est qu’on n’a pas la même relation au quotidien avec les joueurs. Maintenant, il y a un sélectionneur qui est en place et qui fait bien son travail. Le jour où la Fédération décidera de changer, elle saura où me trouver. 

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