Gil Linster, un rookie loin d’être fini. Touche-à-tout, fin stratège, engagé, il est passionné par la tactique de course autant que convaincu que le sport luxembourgeois en plein essor devrait davantage pouvoir compter sur les pouvoirs publics. Entretien grand format avec le premier Européen à avoir signé un top 10 en ARCA.
À peine sa saison débutée, Gil Linster n’a pas fait dans la dentelle à Valence le week-end dernier : première course européenne pour son team Rette Jones avec un podium d’emblée, meilleur tour en course et désormais leader du championnat après les deux premières courses. Interview.
Gil, vous avez 31 ans, et votre carrière est déjà bien remplie. Si vous deviez ne retenir qu’un seul moment de vos 13 ans sur les circuits ?
Gil LINSTER : Sûrement la première course de l’année 2024 en EuroNascar à Valence : avoir gagné, c’était vraiment le plus haut sommet que j’ai atteint après le long chemin que j’ai été obligé de faire… Rejoindre l’équipe Hendriks qui est l’une des plus fortes en NASCAR en Europe, c’était l’un de mes grands objectifs, et gagner immédiatement ma première course, c’était vraiment un highlight mémorable dans ma carrière. Toutes les courses d’avant, je m’aperçois que j’étais encore en développement. Et comme souvent dans le milieu des courses automobiles, c’est un peu le budget qui garantit les bons sièges, ce que j’avais accompli avant ce n’était pas forcément sur du bon matériel, avec des équipes avec moins de ressources. Depuis que j’ai signé chez Hendriks, je peux rouler dans les top 5 à quasiment toutes les courses !
Relations, équipe, repérage sur les chaînes de télévision ou les réseaux sociaux… En NASCAR, tout une question de notoriété et donc de budget ?
En EuroNascar, oui, le budget est très important, c’est pour ça que je regardais l’équipe Hendriks un peu comme un rêve, quelque chose à la RedBull ! J’ai eu la chance de rouler contre le fils de Roy Hendriks en EuroNascar : sur une voiture moins performante que lui, j’ai fait la pôle position à Zolder sur son circuit. Donc son père est venu me dire : « l’année prochaine, tu roules pour nous. » Au début je croyais à une blague ! Mais quand après ce week-end là où j’ai fini deuxième derrière son fils, il est revenu vers moi, j’ai compris qu’il était sérieux quand il a défini qu’ils voulaient que je gagne des courses avec eux et que ce soit l’équipe qui s’occupe de tout l’aspect marketing et commercial. Je crois que le fait que je sois Luxembourgeois a joué un peu : un petit pays où il y a très peu de pilotes, ça fait venir les gens sur les circuits européens et surtout ça participe à un peu de story-telling… C’est un peu ma « chance » d’arriver sans avoir d’argent ! En NASCAR aux États-Unis, on me voit toujours comme le « european underdog » [ndlr : un concurrent qui n’a aucune chance de gagner] qui arrive dans un monde d’argent sans en avoir. Les Américains adorent ce genre d’histoire à la télévision avec quelqu’un qui part de nulle part et qui apporte quelque chose de nouveau !
Le story-telling aussi dans ce que vous montrez sur les circuits ! Avoir débuté en Autocross alors que la plupart des pilotes sur les ovales n’ont jamais connu ce type d’expérience, c’est un atout ?
Oui, les voitures en NASCAR sont très spéciales à rouler, il y a beaucoup de « drift » contrairement à une Formule ou un GT3 où il y a énormément de grip. Nous on cherche sans cesse le grip mais on ne le trouve jamais, et ça je connaissais ! Et puis ce que j’ai vraiment appris en Autocross, c’est la coordination entre les mains et les yeux…
C’est ce qui explique votre tenue de route sous la pluie en 2017 ? Ou bien c’est juste le talent qui a permis le miracle de garder la maîtrise d’une muscle-car sur route mouillée ?
Je crois que c’est l’école de l’Autocross ! Quand je suis entré en NASCAR, c’était sur un test avec une équipe en Italie qui voulait l’annuler à cause de la pluie. C’est moi qui ai dit « laissez-moi rouler, je peux le faire ». J’avais eu quelques expériences sous la pluie avec une Mustang de 65, et si j’y étais arrivé avec une vieile Mustang, je pouvais m’en sortir pas trop mal. Ce jour-là je suis allé beaucoup plus vite que les autres pilotes issus du GT3 et j’ai pu signer un contrat de deux ans chez les Italiens.
Du #77 chez TGS Competition au #68 chez Kimmel Racing, en passant par le #56 chez CAAL Racing et #50 chez Hendriks Motorsport, quel numéro est votre favori ?
Et il a encore changé cette année ! Je roule toujours pour Hendriks mais une équipe 100% américaine, Rette Jones Racing, en est désormais propriétaire. Je suis le premier à signer un contrat avec une équipe NASCAR américaine qui roule en Europe. Chez Rette Jones, j’ai le numéro #30 car c’est celui avec lequel ils roulent aux États-Unis. C’est très difficile pour moi de choisir un numéro, j’ai souvent eu des chiffres doubles : la #33, la #44, la #77… Mais je n’ai pas encore trouvé celui qui me correspond !
En NASCAR pour tourner sur des ovales à plus de 250km/h, la géométrie des voitures est complètement altérée. Concrètement, qu’est-ce que ça change ?
Ça n’a strictement rien à voir avec une voiture « normale » : tout est différent entre le côté gauche et le côté droit, même les pneus ont des tailles différentes ! Vous la mettez sur une route, impossible de rouler tout droit. Ça tire toujours vers la gauche, elle est construite pour ça. Rien que pour aller tout droit pour la pousser tout doucement hors des box, on doit mettre un très grand volant… Et dès qu’elle va plus vite, elle ne voudra plus aller qu’à gauche. La conception jusqu’aux sièges est pensé pour les ovales. Aux États-Unis, le volant est vraiment très proche, pour qu’on travaille avec les coudes lors des lignes droites. On bloque alors le volant avec les coudes pour ne pas fatiguer les bras à juste contrebraquer sur les lignes droites, ce qui pompe toute l’énergie.
Vous avez connu le karting, les rallyes, les courses de côte, les ovales de Floride, d’Arkansas, de Caroline du Sud, et les circuits européens avec des dizaines de virage. Quel est le type de course que vous préférez ?
En fait, j’ai fait un peu de tout et j’aime… tout ! J’ai du plaisir partout, j’adore le rallye par exemple. Mais ce que j’aime par-dessus tout dans l’ovale, c’est la stratégie. Travailler avec les autres, de « voir » le vent, visualiser l’aspiration des voitures devant, calculer la façon dont on peut tirer profit d’un accident. Tout va super super vite, mais puisque toutes les voitures vont à la même vitesse, on n’a pas du tout l’impression de faire les choses vite. Quand j’ai commencé en ovale, je ne voyais que le côté cool de la vitesse. Mais dès que j’ai compris les pièges, les trucs pour tricher, c’est vraiment incroyable. J’adore la stratégie !
Il y a justement une question qu’on se pose souvent en tant que spectateur : que peut bien murmurer le spotter à l’oreille du pilote ?
Le spotter regarde toujours qui est à l’intérieur, qui est à l’extérieur, qui est derrière, qui est devant… Il doit savoir s’il y a un groupe de Ford en train de se créer. Alors il va parler avec un autre spotter, lui demander de se laisser retomber, pour que nous on se place sur la ligne en haut et qu’on soit quatre ou cinq à travailler ensemble. Après, ils se réunissent avec les stratèges des autres équipes et ils imaginent des plans, par exemple pour qu’on prépare à cinq tout le grip sur la ligne la plus haute. Au bout de dix minutes quand c’est fait, les Chevrolet vont chercher une voiture qui ne peut pas gagner la course et payer pour que le pilote choisi fasse de tout petits drifts pour casser le grip de la ligne des Ford ! Quelle équipe est prête à sacrifier un pilote, quelles sont celles qui vont vouloir contre-carrer cette stratégie en préparant un grip en bas? Qui laisse passer qui, est-ce une alliance entre équipes, entre Ford, entre Toyota ? Les spotters et les chefs d’équipe veulent tout manipuler : ce sont des alliances de fortune, des enveloppes qui vont à gauche ou à droite, et les gens ne le savent même pas ! Nous les pilotes on a une sorte de livres avec des codes pour savoir quoi faire et comment le faire. Certains accidents sont parfois même provoqués pour avoir le drapeau jaune car des pilotes ont choisi d’en avoir un entre les tours 120 et 130…
Comme le tamponnage de Thomas Annunziata en en ARCA MENARDS Series en janvier 2024 où vous aviez fait un super safe sans drapeau jaune qui a été diffusé en boucle à la télévision américaine ?
Tout le monde garde toujours un œil sur les rookies, et à ce moment-là j’étais le rookie le plus rapide… Lui il le savait, et comme il a des millions, il a surtout vu l’opportunité de me mettre dehors. Tout le monde a vu qu’il m’a touché, mais en fait ce n’est pas lui qui a fait le premier geste qui a tout déclenché, c’est la voiture devant moi. Peut-être son spotter a fait une stratégie avec celui du pilote juste devant moi, car il a fait quelque chose qui n’est pas très bien vu… Il a touché la ligne jaune en bas, et ça déstabilise la voiture juste un petit moment, qui est celui où derrière il y a eu une toute petite touchette. Je ne sais pas s’il y a eu un deal, mais c’était très bien organisé et très propre… Mais au final, pour moi ça a été fantastique ! Pendant trois jours, je passais dans toutes les télés dans les highlights, on me reconnaissait au restaurant… J’ai surtout eu beaucoup de chance pour stabiliser la voiture, ne pas toucher ou pour ne pas attraper un débris.
De la chance, ou un don : trois mois après, vous réalisez un Grand Chelem à Valence en Nascar Whelen Euro Series alors que vous avez dû rentrer au stand dès le premier tour après une crevaison sur une touchette…
Oui, dès la première course, j’étais le plus rapide, mais mon coéquipier a bien joué le coup… On a un endroit sur le châssis où il y a des barres de protection : si vous vous débrouillez bien pour la faire rentrer proprement, si vous savez ce que vous faites, vous obtenez une crevaison à coup sûr ! Je pense qu’il l’avait planifié avant même le début de la course. Quand vous avez autant d’argent que lui, pour se payer un nouveau moteur à chaque course, une paire de pneus tous les cinq tours de practice, alors que j’en ai une seule pour tout le week-end… En une demi-heure, il dépense plus que ce que mes parents gagnent en un mois !
Pourtant dès le lendemain, vous avez à nouveau la pôle et vous remportez la course !
Encore une fois, j’ai été le plus rapide pour avoir cette nouvelle pôle, et puis le chef d’équipe est intervenu pour que l’incident ne se reproduise pas. De mon côté j’ai économisé mon train de pneus en le gardant derrière moi. Il faut aussi savoir que lorsqu’une voiture s’approche trop d’une autre, elle chauffe beaucoup et notamment les freins. Pendant dix tours, j’ai fait en sorte qu’il soit le plus proche possible pour qu’il perde de la puissance et qu’il ait les freins en surchauffe : comme ça, je savais que si je voulais attaquer, il ne pourrait rien faire… Ce genre de stratégie, c’est vraiment le plus cool en NASCAR ! Même si c’est comme dans la boxe : parfois on donne des coups, parfois on doit en prendre. Mais il faut être surtout malin et certains pilotes ne se concentrent que sur la trajectoire…
Vous êtes le seul Luxembourgeois à avoir conduit en NASCAR. Le tout premier Européen de l’histoire à avoir signé un top 10 en ARCA. Qu’est-ce qui vous manque pour réintégrer un volant aux États-Unis ?
Rien, je crois ! D’ailleurs tout est en train d’être organisé pour qu’on participe au Watkins Glen, une course très importante aux États-Unis sur un circuit normal. C’est vraiment la grande ambition, y participer, y faire un résultat et signer un contrat pour toute une année là-bas, mais c’est un budget énorme pour l’équipe. Tout va dépendre de la façon dont ça va être vendu : on va mettre en avant le fait qu’on vient en terrain totalement inconnu, qu’on n’a jamais fait de road course en NASCAR ici, et qu’on vise le top 10. Présenter notre venue comme la chose impossible. Mais, et on est en train de travailler avec Ford pour conclure un deal, on pourrait être amené à utiliser leur énorme simulateur et avoir l’avantage de ne pas commencer de zéro comme c’est vendu pour le story-telling… C’est toujours l’histoire qui plaît et qui marche avec les Américains ! Systématiquement, ils sont venus de nulle part et ils ont réussi. Et tout le monde adore ce genre d’histoires là-bas.
Des histoires qui pourraient faire l’objet d’une série ?
C’est en train de se faire ! Avec Netflix c’est toujours très difficile, avec un cahier des charges très précis et qui coûte très cher, comme « NASCAR Full speed » pour les NASCAR Cup Series, le niveau le plus haut. Mais un documentaire est en train de se mettre en place chez Amazon Prime, c’est déjà en production et ça pourrait sortir même d’ici la fin de l’année !
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