Comment le cyclisme se réinvente sans faire de bruit

Le cyclisme opère sa mue tout en douceur. Une révolution de velours qui divise le peloton et les suiveurs sans qu’on dépasse le stade des discussions parfois animées. A coup de bons arguments, cinq observateurs avertis dissèquent les problématiques qui ont amené les décideurs à bousculer les habitudes du peloton.

GUIDON!
Depuis 2018, les équipes sont passées de 9 à 8 coureurs sur les grands tours. Êtes-vous convaincus par ce changement ?

DENIS BASTIEN
Ça n’a pas changé grand-chose. Il aurait fallu une réduction drastique, genre 6 coureurs, pour faire bouger les lignes. Ce changement a porté préjudice à des équipiers modèles, comme Ben Gastauer par exemple. Aujourd’hui, chaque coureur retenu doit être
fort dans un domaine.

ED BUCHETTE
J’ai toujours milité pour davantage de sécurité dans le peloton, et donc pour une réduction du nombre de coureurs par équipe. Au championnat du monde, on est déjà passé de 12 à 9 pour les plus grandes nations, et c’est encore trop car elles cadenassent la
course. Cela devait permettre aussi à des équipes de s’aligner sur trois fronts et ce n’était jamais évident de disposer de 25 coureurs sous la main avec les malades et les blessés.

GÉRARD BULENS
Je constate que ça n’a pas changé grand-chose. La mesure visait à diminuer l’importance du peloton et à dynamiser la course. Or, que fait ASO, l’organisateur du Tour de France ? Il prend une équipe supplémentaire pour le Tour 2021. Une structure française. Ce n’est
pas une critique. Je peux comprendre cette position. Je suis passé par là, je sais combien il est difficile pour une équipe Continental Pro d’intégrer une épreuve World Tour.

IVAN CENTRONE
Cela n’affecte pas trop la course. Cela fait de la place à une ou deux équipes de plus. Un peloton avec plus de 150 coureurs crée plus de stress. Je préfère un paquet moins garni. Plus c’est massif, plus c’est compliqué de se placer, et plus ça débouche sur des chutes.

MARC VANACKER
Cette mesure a été prise pour deux raisons. Primo, réduire la taille du peloton pour éviter les chutes. Là, je suis d’accord. Secundo, pour avoir une course moins bridée. Mais je constate que cette année, au Tour de France, on rajoute une équipe par rapport à
l’édition précédente. Les logiques changent tout le temps. Je n’adhère pas à cette philosophie qui veut qu’une équipe au budget réduit bénéficie des mêmes retombées que les grosses cylindrées.

GUIDON!
Le nombre de kilomètres de contre-la-montre a considérablement baissé au Tour de France ces dernières années. Approuvez-vous cette tendance ?

Denis Bastien
Je n’ai jamais aimé les chronos, donc moi, ça me va bien. Pour les rouleurs, c’est un peu injuste. Les chronos ont aussi façonné les grands champions. Ce changement est une question d’audience, même si personne ne le dira. Personne ne suit ça, sauf pour un
chrono d’ouverture ou un de quasi-clôture, comme celui de l’an dernier, qui a fait basculer le Tour. Alors, oui, c’est la tendance, mais ça peut revenir. Sauf peut-être un exercice de 50 bornes placé en plein milieu du Tour. Aujourd’hui, on a davantage affaire à des rouleurs-grimpeurs, comme Thomas, Froome, Roglic, voire Pogacar, que l’on doit encore juger sur un long chrono plat. Quant à la tentation, pour un organisateur, de construire un parcours pour
tel ou tel coureur, l’idée a peut-être germé. Elle a existé, oui, surtout au Giro dans les années 80, mais c’est révolu et ce n’est pas une bonne idée.

Ed Buchette
Je pense qu’on va retrouver davantage de kilomètres dans le futur. Peut-être une cinquantaine au moins. Les grimpeurs ne doivent pas être trop avantagés et si une bosse est présente dans le contre-lamontre, ils sont capables de tourner ça à leur avantage.

Gérard Bulens
Si un coureur français excellait en contre-la-montre, ASO augmenterait certainement la dose au Tour. Là encore, ce n’est pas un crime. C’est de bonne guerre, finalement. Le dernier Tour donne plutôt raison aux organisateurs, avec un suspense préservé
jusqu’au bout.

Ivan Centrone
On a maximum quatre contre-la-montre par an. Dans les grands tours, plus il y en a, plus ça devient compliqué pour certains de gagner, car c’est devenu tellement spécifique. Je préfère qu’il n’y en ait qu’un. Jumbo-Visma a couru défensif alors que Roglic est
capable d’être offensif. Je pense que ça va changer cette année.

Marc Vanacker
C’est un peu la même logique qu’en termes d’équipes. Les organisateurs n’avaient pas de grands champions dans l’exercice du contre-la-montre et certains n’étaient déjà plus dans le coup après le premier chrono. C’est un raisonnement de perdant plutôt que de gagnant. Cela étant dit, le contre-la-montre fait de gros dégâts. Là, je suis d’accord.

GUIDON!
Depuis le 1er avril, il est interdit d’adopter la position dite «Mohoric », c’est-à-dire de se mettre à califourchon sur le tube horizontal. Est-ce une bonne chose ?

Denis Bastien
C’est vraiment aux professionnels de juger et les avis sont partagés. Je ne me souviens pas d’une chute dans cette position, mais il suffit de l’adopter pour se rendre compte qu’on gagne facilement 5 km/h. Cette interdiction vise sans doute à protéger les jeunes. Les
coureurs risquent d’avoir du mal à bannir ça de leur habitude. Cela dit, ce n’était pas très esthétique de voir Froome descendre comme ça vers Bagnères-de-Luchon.

Ed Buchette
Je rappelle que c’est une demande de la part des coureurs et que si l’on prend le règlement actuel au pied de la lettre, c’était déjà interdit. Je préfère que l’on n’attende pas qu’il y ait un mort avant qu’on impose cette règle. Et c’est surtout un mauvais exemple pour
les jeunes. J’ai vu des gamins vouloir le faire au Luxembourg. C’est difficilement comparable, mais on doit prendre le même chemin que la F1.

Gérard Bulens
Cela peut éveiller certaines consciences chez les coureurs, mais on a affaire à des pros qui savent très bien ce qu’ils font. Je m’émeus davantage du manque d’initiative de l’UCI sur d’autres problématiques, notamment quand je vois à Paris-Nice ou à TirrenoAdriatico des coureurs qui se prennent un panneau sans protection ou un îlot directionnel mal renseigné. Sans parler des sprints en descente avec des barrières qui volent dans le peloton.

Marc Vanacker
Je suis totalement d’accord avec la décision de l’UCI. Je me suis toujours dit qu’il y aurait un mort un jour. On va ainsi obliger les jeunes à en faire de même. Mais c’est vrai que c’est impressionnant ce qu’on gagne en vitesse. Les gars n’avaient pas le choix s’ils voulaient suivre. Or, on n’a aucune maîtrise dans ce cas-là. Si on passe sur un caillou ou qu’un chat traverse… C’est une prise de risque inutile et ça ne manquera à personne.

Ivan Centrone
Je suis contre cette suppression. Ça a l’air dangereux, mais avec les deux mains sur le guidon, c’est sûr. Je n’ai jamais vu un coureur chuter. Tu peux gagner beaucoup de vitesse. Que l’on évite plutôt de placer des ronds-points à proximité des arrivées ou que l’on veille à
empêcher des véhicules de rentrer sur le parcours. C’est à cause de ça que j’ai chuté à l’Etoile de Bessèges.

GUIDON!
L’organisation du Tour de France semble opter de plus en plus pour des étapes courtes. Des sentes sont aussi apparues lors du dernier Tour. Qu’en pensez-vous ?

Denis Bastien
Oui, c’est bien les étapes courtes, mais l’idéal est d’avoir les deux pour que les organismes se heurtent aussi à la longueur et à la barrière des 200 km. Cela dit, il ne faut pas en venir à des formats de 50 bornes. Cent kilomètres en montagne, ce n’est pas mal. Les sentes ou les pavés, ce n’est pas si nouveau. Je trouve ça bien, mais il ne faut pas exagérer. Le Tour au plateau des Glières, c’était limite, ça devient du gravel. Si le Tour bascule sur une crevaison, je trouve ça nul. C’est comme les murs à 25%… Prenez le Zoncolan (en Italie), ce n’est pas forcément excitant de voir des mecs arrêtés dans une pente. Puis les gros bras savent que s’ils bougent avant la flamme rouge, c’est trop tôt. Proposer une course de côte, ça peut avoir l’effet contraire que celui recherché.

Ed Buchette
J’ai un avis mitigé sur la question, mais je souhaite qu’on puisse encore différencier une épreuve spécifique d’une étape d’un grand tour. Bien sûr que si on passe dans le nord de la France, c’est presque inévitable de prendre des pavés. Ne nous laissons pas trop aller au spectacle. Après tout, ce sont les coureurs qui font la course et la volonté de gagner peut débrider rapidement une étape, même si ça devient de plus en plus difficile.

Gérard Bulens
Je suis pour l’apparition de sentes ou de pavés dans une épreuve spécifique, comme, bien sûr, Paris-Roubaix, les Strade Bianche, le Tro Bro Leon ou Paris-Tours, mais pas sur un grand tour. C’est déjà assez compliqué comme ça. Si en plus les équipes doivent se doter de matériel spécial, ça fait beaucoup. Les budgets ne sont pas extensibles et comparables à ceux du football. En outre, les poids plumes colombiens peuvent perdre le Tour sur les pavés du Nord. Je trouve ça moyen, même si on me répliquera qu’ils auraient pu
venir s’entraîner dessus avant.

Ivan Centrone
Cela ne me dérange pas, ça crée du spectacle. Pour gagner un grand tour, il faut être un coureur complet, se débrouiller partout. C’est excitant à voir. Les pavés dans le Nord, ça rafraîchit la course.

Marc Vanacker
Je crois qu’un événement doit s’adapter pour répondre à sa mission première, c’est-à-dire faire rêver. Les (télé)spectateurs ne peuvent plus se dire que la première semaine ne sert à rien. Ils veulent du spectacle. Je trouve que ces innovations sont des réussites.
D’autres ont moins marché, comme les Hammer Series aux Pays-Bas. On voit comment les Strade Bianche et le Tro Bro Leon ont bénéficié d’un regain de popularité. Et toute une industrie s’est jetée dessus avec l’apparition du gravel.

GUIDON!
On s’est ému il y a quelques années de l’apparition des freins à disques. Y avait-il matière à polémiquer ? Ce débat est-il définitivement clos ?

Denis Bastien
Oui, il y a toujours matière à débattre. Les derniers vainqueurs du Tour ont toujours eu des freins à patins et Ineos Grenadiers continue de rouler ainsi. Peut-être que c’est psychologique, mais les coureurs qui utilisent des freins à disques disent que le vélo répond
moins bien en montagne. Le dépannage prend plus de temps aussi et l’aérodynamique est moins bonne. Par contre, c’est plus sûr. On peut prendre plus de risques en descente, comme Alaphilippe le fait. On prend moins de temps pour s’arrêter. Et la différence
est nette. Mais peu de coureurs diront qu’ils regrettent les patins, car l’apparition des freins à disques est un argument commercial. Froome est passé des patins aux disques chez Israël Start-Up Nation et il a dit qu’il le regrettait. Ce serait tout aussi simple
d’imposer une règle et de faire passer tout le monde aux disques.

Ed Buchette
Les freins à disques font toujours parler d’eux et les constructeurs travaillent dessus pour mettre une protection. D’ailleurs, un coureur a engagé un procès. Ce type de freins permet d’avoir un temps de réaction plus court et peut rendre la course plus nerveuse. D’ailleurs, lors de la première étape du Tour 2020 à Nice l’an dernier, neutralisée en raison des conditions météorologiques, certains coureurs avaient demandé qu’on lève la neutralisation pour faire la différence en descente. Il faut toutefois que le commun des mortels apprivoise les nouvelles technologies, car quand on voit les accidents avec les vélos électriques, il y a encore du boulot à faire.

Gérard Bulens
Il y a eu pas mal d’évolution ces dernières années et les freins à disques ne bloquent plus la roue. Mais rendez-vous compte que l’on est arrivé à ne plus peindre les cadres en carbone pour compenser le gain de poids avec ce type de freins. Je trouve que les freins
à patins étaient très efficaces et ça me gêne de voir des gamins avec des freins à disques. Alors oui, c’est sans doute mieux sous la pluie, mais on ne laisse guère le choix aux coureurs. C’est aussi une question commerciale.

Ivan Centrone
Nous, on roule avec des freins à disques pour la première fois. Je connaissais juste ça en VTT. C’est plus pratique et beaucoup plus sûr. C’est très dangereux d’avoir un peloton mixte (patins et disques) avec des gars qui freinent au dernier moment.

Marc Vanacker
C’est un débat inutile, alimenté notamment par des gens qui croient que le vélo ne peut pas changer. Il faut vivre avec son époque. Souvent, ce sont les marques de vélo qui endossent une bonne partie du budget des équipes. Et bien des gens sont fascinés par les nouvelles technologies. Laissons donc les freins à disques s’installer comme les vélos électriques l’ont fait.

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